Tout le monde le sait : le Crazy
Horse est unique au monde, et tout artiste visuel rêve d’y travailler
. C’est pour beaucoup d’entre nous la consécration , " il
fino del mundo ". Voici mon carnet de voyage avec ses hauts et
ses bas comme si vous y étiez… |
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30 mai 1984
Je passe donc la première fois sur cette scène minuscule, mais
mondialement connue. Le bide ! Connaissant les impitoyables lois du
show-business, je commence à anticiper ma sortie, d’autant qu’une
charmante secrétaire s’approche un papier à la main. Je pense que c’est
mon licenciement, un peu prématuré, il faut savoir que tout, mais
vraiment TOUT se fait par écrit. On se croirait dans un endroit où la
parole n’existe pas encore. Mais c’est seulement l’ordre du
deuxième show.
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" Et soyez bien " me dit cet ange
nommé Hélène " car le BOSS , (Bernardin), sera
là ". Joie divine, une tournée de Gin tonic (ma boisson
fétiche) dans la loge, et la deuxième fois se passe déjà mieux. Je
sors de scène et une ombre passe dans les coulisses (Bernardin) qui me
souffle dans l’oreille " c’était super, on va travailler
ensemble ". C’était pour lui une bien longue conversation,
car elle dépassait trois secondes ; mais j’aurais quand même
souhaité davantage de précisions….Il faut dire aussi que les autres
artistes étaient super. Ce jour là je passais avec Finn Jon et Sammy
King, et ils m’ont expliqué toutes les lois immuables de ce lieu
magique. Il m’ont confirmé que " l’ombre " qui
passait était un bon signe, et que je serai engagé. Je n’étais
toujours pas rassuré, jusqu’au moment où la secrétaire Hélène
(que j’appelai par la suite " l’infirmière de
nuit " ) me dit ces mots inoubliables : " c’est
la première fois depuis longtemps qu’il ne m’envoie pas pour parler
avec l’artiste, car c’est toujours à moi de dire quand c’est
mauvais !" Donc " il " a
aimé ! C’était d’autant plus important que Bernardin n’écoute
jamais l’avis des autres. Il n’en fait qu’à sa tête, sans se
soucier du goût du public et sa boîte marche à fond. Par contre les
" quand " et " combien " de mon
futur contrat restèrent dans un flou absolu. Pas pour longtemps car l’agence
(allemande) maison me téléphone pour me dire que je dois commencer le
soir même. Et c’est un ordre ! Le fait que j’aurais pu avoir
éventuellement d’autres contrats signés est un détail qui n’intéresse
guère Bernardin, mais on finit quand même par s’arranger pour une
autre date plus lointaine, et avant de commencer je reçois une
prolongation de six mois pour l’année prochaine. Eh bien, quand le
" BOSS " est sûr, il est sûr !
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12
mai 1984
Coup de fil chez moi vers dix heures du soir, juste au moment où je
me préparais à aller travailler dans un de mes endroits préférés,
les Folies-Pigalle (et pas Bergères), place Pigalle.
" Bonjour ici le Crazy Horse, nous sommes intéressés par
votre numéro, vous pouvez auditionner chez nous ". Je
crois à une blague et je réponds : " vous n’avez qu’à
aller aux Folies-Pigalle, je passe vers quatre heures du matin, et
après vous me retrouvez au bois de Boulogne. Toc ! "
" Mais non, c’est monsieur Bernardin qui veut vous
auditionner. " " Merci, j’ai déjà
donné ! " Au fur et à mesure que le dialogue avance, j’ai
quand même le sentiment qu’il pourrait s’agir vraiment du bureau du
Crazy. Et finalement, après pas mal de palabres, on s’arrange pour
une journée à l’essai. J’aurais préféré une semaine (c’est
toujours ça à prendre…), mais même une seule journée au Crazy est
une affaire. Sachant que les femmes ne sont pas admises dans les
numéros, je remplace ma femme Christa par un lapin géant ; c’est
toujours Christa, mais vous l’avez deviné, déguisée en lapin. Deux
répétitions d’orchestre, deux répétitions techniques sous l’œil
bienveillant de Jean, le chef régisseur avec lequel nous devions
devenir amis par la suite, et le jour " J "
arrive !
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31 octobre / 1er novembre 1984
Voici mes débuts : nouvelle répétition la veille cette fois
en présence de Bernardin. Et là je dois dire
" chapeau ". En voyant seulement pour la seconde
fois mon numéro, il me donne des conseils techniques au sujet de mon
numéro pour résoudre des problèmes qui m’ont fait perdre pas mal de
temps pendant des semaines. Et chaque fois il tombe juste. Et cela en dix
secondes. Bravo ! D’ailleurs aucune conversation avec lui ne
dépasse les 10 secondes : monsieur Bernardin n’est pas très
bavard…
Je travaille le premier jour avec Diester Tasso (un fantastique
jongleur comique) et …Mac Ronnay ! Evidement, je suis mort de
trac, encore plus devant Mac Ronnay que devant Bernardin. On lui
avait tellement raconté de ragots sur moi, que tout était fait pour
que cela se passe plutôt mal entre nous. Et bien, cela se passa
bien : il regarde mon numéro, et quand je sors de scène il est
déjà dans les coulisses. " Otto, ton numéro est fait pour
ici, je suis content pour toi ! " Merci Mac, c’était
très chic, en une seule phrase tu m’as beaucoup donné !
6 novembre, toujours 1984…
Mon bonheur de travailler ici dans de bonnes conditions et devant une
salle pleine continue, mais depuis deux jours le public ne
" marche " presque plus. Ce que j’ignorais :
le public du Crazy est radicalement différent à chaque
spectacle.
Sammy King disait que chaque show au Crazy est comme un gala. Parfois
ça marche à fond, parfois il n’y a rien à faire,
" ils " sont super durs et cela pendant plusieurs
jours. Remarque, ayant payé 450F prix d’entrée (service non
compris), ils ont le droit d’être exigeants ! Bref mon numéro
ne marche plus depuis deux jours, et entre le premier et le deuxième
spectacle, je reçois une " note de service " dans
une enveloppe fermée…Je dis à Christa " Germaine, plie les
bagages, on est virés, on se casse " et j’ouvre l’enveloppe :
UNE PROLONGATION POUR TROIS ANS ! Champagne, joie , lune de miel.
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30 novembre
Cela fait maintenant un mois que je travaille dans cet endroit et à
part quelques exceptions personne ne me parle. Quand je salue une fille
aucune réponse ! Ais-je la lèpre ? Un jour la
Capitaine des filles, l’adorable Polly Underground, me prend à part
et dévoile le mystère : les danseuses n’ont pas le droit
de parler aux hommes, et cela sous peine d’être virées. De toute
façon, au Crazy, TOUT, mais absolument TOUT est défendu. Sauf ce qui
est exceptionnellement autorisé. Comme par exemple fermer sa gueule et
travailler dans le silence. Et petit à petit tout le monde a pris l’habitude
de ne plus parler. Un monde silencieux et calme….Je me refais une
santé nerveuse que je n’ai jamais eu avant. Par contre sur la scène
c’est l’éclatement. Pour les visuels, toute folie est autorisée et
même souhaitée. Je me souviens d’artistes qui sont tombées dans le
public, de projecteurs cassés, George Carl qui faisait 25 minutes au
lieu de 10, car il était en extase (le public d’ailleurs aussi) et
plein d’autres choses extravagantes. Pas la moindre critique de la
part de la direction. Par contre un petit clin d’œil à une fille ou
une conversation dans les couloirs, et c’est la catastrophe. Remarque
petit à petit on s’habitue à moi et à mes monologues dans les
couloirs et parfois j’ai même droit à un petit bonjour.
14 mai 1985
Je reçois ma première note de service
" disciplinaire ", beaucoup d’autres vont suivre.
Elle n’arrivait pas en recommandée, donc ce n’était pas encore
trop grave.
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25 juin 1985
Bernardin et Lova Moor, la danseuse vedette du Crazy, se marient.
Invitation pour tout le Crazy (par une note de service) et fête à
Louveciennes avec champagne, toutes les filles du Crazy, Line Renaud et
quelques autres survivants du " Tout Paris ". On a
bien rigolé cette nuit-là…. |
1986
R.A.S mon travail devient peut être un peu trop la routine, c’est
toujours le danger des longs contrats. Dans ce cas là, je me faisais
engueulé par le patron, cela me stimulait un peu, et je travaillais
mieux. Lentement je commence à comprendre le succès mondial des ce
cabaret. C’est un mélange. Tout d’abord il y a l’érotisme. Jamais
vulgaire, toujours très suggestif et extrêmement mystérieux. Une très
forte dose de folie, soit dans les tableaux
" maison ", soit dans les numéros de variétés.
Quand je pense à George Carl, Jo Jac, et Jonny, Carazini, Chaze Chase,
Roger et Milo, et plein d’autres, je crois qu’aucun d’entre nous n’est
tout à fait normal… Ajoutez à cela une publicité bien faite, et une
rigueur comme dans une centrale nucléaire, pas celle de Tchernobyl bien
sûr. Tout cela bien coordonné par un supervisor féroce mais
hypersensible, et vous ouvrirez votre Crazy Horse à vous. Mais vous aurez
trente huit ans de retard car le Crazy marche depuis trente huit ans. Et
cela sans un jour de relâche.
23 mai 1987
Naissance de mon fils. Ce n’est pas directement en rapport avec le
Crazy Horse, mais comme Christa venait presque tous les jours pendant sa
grossesse pour m’aider dans les coulisses, elle était devenue la
chouchou des danseuses. Plus que moi, et j’en été jaloux. Pendant neuf
mois, mon fils fut tripoté par plus de beautés que tout un régiment
pendant toute une vie…Mémorable fête au Bar des Théâtres après le
spectacle pour tout le Crazy Horse, ce qui est une chose rare pour ne pas
dire unique. On a bien ri cette nuit là aussi…Et la vie continue.
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31 décembre 1988
Finalement, c’est ma dernière représentation, le Crazy va fermer
pour travaux, et je quitte cet endroit ou j’ai passé quatre ans de ma
vie. Je laisse derrière moi pas mal d’amis, beaucoup de souvenirs
drôles, émouvants ou même tristes. Le bilan ? Positif : une
super réputation dans le métier, deux mini dépressions nerveuses,
200 briques de gagnées (et dépensées…). Mais ce qui reste mon
meilleur souvenir : des dizaines de milliers d’éclats de rire dans
un endroit unique au monde, une joie que j’ai partagée avec environ
726738 spectateurs et que personne, même pas le fisc, ne peut me prendre.
Ciao Crazy !
" Journal intime " 1984-1988
Otto Wessely
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