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lettre à monsieur Bernardin Lettre à monsieur Houdin

Mes 1460 Nuits au 12, Avenue George V

Tout le monde le sait : le Crazy Horse est unique au monde, et tout artiste visuel rêve d’y travailler . C’est pour beaucoup d’entre nous la consécration , " il fino del mundo ". Voici mon carnet de voyage avec ses hauts et ses bas comme si vous y étiez…
toute l'actualité du Crazy Horse

30 mai 1984

Je passe donc la première fois sur cette scène minuscule, mais mondialement connue. Le bide ! Connaissant les impitoyables lois du show-business, je commence à anticiper ma sortie, d’autant qu’une charmante secrétaire s’approche un papier à la main. Je pense que c’est mon licenciement, un peu prématuré, il faut savoir que tout, mais vraiment TOUT se fait par écrit. On se croirait dans un endroit où la parole n’existe pas encore. Mais c’est seulement l’ordre du deuxième show.

 " Et soyez bien " me dit cet ange nommé Hélène " car le BOSS , (Bernardin), sera là ". Joie divine, une tournée de Gin tonic (ma boisson fétiche) dans la loge, et la  de Monsieur Bernardin ... deuxième fois se passe déjà mieux. Je sors de scène et une ombre passe dans les coulisses (Bernardin) qui me souffle dans l’oreille " c’était super, on va travailler ensemble ". C’était pour lui une bien longue conversation, car elle dépassait trois secondes ; mais j’aurais quand même souhaité davantage de précisions….Il faut dire aussi que les autres artistes étaient super. Ce jour là je passais avec Finn Jon et Sammy King, et ils m’ont expliqué toutes les lois immuables de ce lieu magique. Il m’ont confirmé que " l’ombre " qui passait était un bon signe, et que je serai engagé. Je n’étais toujours pas rassuré, jusqu’au moment où la secrétaire Hélène (que j’appelai par la suite " l’infirmière de nuit " ) me dit ces mots inoubliables : " c’est la première fois depuis longtemps qu’il ne m’envoie pas pour parler avec l’artiste, car c’est toujours à moi de dire quand c’est mauvais !"  Donc " il " a aimé ! C’était d’autant plus important que Bernardin n’écoute jamais l’avis des autres. Il n’en fait qu’à sa tête, sans se soucier du goût du public et sa boîte marche à fond. Par contre les " quand " et " combien " de mon futur contrat restèrent dans un flou absolu. Pas pour longtemps car l’agence (allemande) maison me téléphone pour me dire que je dois commencer le soir même. Et c’est un ordre ! Le fait que j’aurais pu avoir éventuellement d’autres contrats signés est un détail qui n’intéresse guère Bernardin, mais on finit quand même par s’arranger pour une autre date plus lointaine, et avant de commencer je reçois une prolongation de six mois pour l’année prochaine. Eh bien, quand le " BOSS " est sûr, il est sûr !

12 mai 1984

Coup de fil chez moi vers dix heures du soir, juste au moment où je me préparais à aller travailler dans un de mes endroits préférés, les Folies-Pigalle (et pas Bergères), place Pigalle.

" Bonjour ici le Crazy Horse, nous sommes intéressés par votre numéro, vous pouvez auditionner chez nous ".  Je crois à une blague et je réponds : " vous n’avez qu’à aller aux Folies-Pigalle, je passe vers quatre heures du matin, et après vous me retrouvez au bois de Boulogne. Toc ! "  " Mais non, c’est monsieur Bernardin qui veut vous auditionner. "  " Merci, j’ai déjà donné ! " Au fur et à mesure que le dialogue avance, j’ai quand même le sentiment qu’il pourrait s’agir vraiment du bureau du Crazy. Et finalement, après pas mal de palabres, on s’arrange pour une journée à l’essai. J’aurais préféré une semaine (c’est toujours ça à prendre…), mais même une seule journée au Crazy est une affaire. Sachant que les femmes ne sont pas admises dans les numéros, je remplace ma femme Christa par un lapin géant ; c’est toujours Christa, mais vous l’avez deviné, déguisée en lapin. Deux répétitions d’orchestre, deux répétitions techniques sous l’œil bienveillant de Jean, le chef régisseur avec lequel nous devions devenir amis par la suite, et le jour " J " arrive !

31 octobre /  1er novembre 1984

Voici mes débuts : nouvelle répétition la veille cette fois en présence de Bernardin. Et là je dois dire " chapeau ". En voyant seulement pour la seconde fois mon numéro, il me donnel'Actualité du Crazy Horse Saloon des conseils techniques au sujet de mon numéro pour résoudre des problèmes qui m’ont fait perdre pas mal de temps pendant des semaines. Et chaque fois il tombe juste. Et cela en dix secondes. Bravo ! D’ailleurs aucune conversation avec lui ne dépasse les 10 secondes : monsieur Bernardin n’est pas très bavard…

Je travaille le premier jour avec Diester Tasso (un fantastique jongleur comique) et …Mac Ronnay ! Evidement, je suis mort de trac, encore plus devant Mac Ronnay  que devant Bernardin. On lui avait tellement raconté de ragots sur moi, que tout était fait pour que cela se passe plutôt mal entre nous. Et bien, cela se passa bien : il regarde mon numéro, et quand je sors de scène il est déjà dans les coulisses. " Otto, ton numéro est fait pour ici, je suis content pour toi ! " Merci Mac, c’était très chic, en une seule phrase tu m’as beaucoup donné !

6 novembre, toujours 1984…

Mon bonheur de travailler ici dans de bonnes conditions et devant une salle pleine continue, mais depuis deux jours le public ne " marche " presque plus. Ce que j’ignorais : le public du Crazy est radicalement différent à chaque

 spectacle. Sammy King disait que chaque show au Crazy est comme un gala. Parfois ça marche à fond, parfois il n’y a rien à faire, " ils " sont super durs et cela pendant plusieurs jours. Remarque, ayant payé 450F prix d’entrée (service non compris), ils ont le droit d’être exigeants ! Bref mon numéro ne marche plus depuis deux jours, et entre le premier et le deuxième spectacle, je reçois une " note de service " dans une enveloppe fermée…Je dis à Christa " Germaine, plie les bagages, on est virés, on se casse " et j’ouvre l’enveloppe : UNE PROLONGATION POUR TROIS ANS ! Champagne, joie , lune de miel.

30 novembre

Cela fait maintenant un mois que je travaille dans cet endroit et à part quelques exceptions personne ne me parle. Quand je salue une fille aucune réponse ! Ais-je la lèpre ?  Un jour la Capitaine des filles, l’adorable Polly Underground, me prend à part et dévoile le mystère :  les danseuses n’ont pas le droit de parler aux hommes, et cela sous peine d’être virées. De toute façon, au Crazy, TOUT, mais absolument TOUT est défendu. Sauf ce qui est exceptionnellement autorisé. Comme par exemple fermer sa gueule et travailler dans le silence. Et petit à petit tout le monde a pris l’habitude de ne plus parler. Un monde silencieux et calme….Je me refais une santé nerveuse que je n’ai jamais eu avant. Par contre sur la scène c’est l’éclatement. Pour les visuels, toute folie est autorisée et même souhaitée. Je me souviens d’artistes qui sont tombées dans le public, de projecteurs cassés, George Carl qui faisait 25 minutes au lieu de 10, car il était en extase (le public d’ailleurs aussi) et plein d’autres choses extravagantes. Pas la moindre critique de la part de la direction. Par contre un petit clin d’œil à une fille ou une conversation dans les couloirs, et c’est la catastrophe. Remarque petit à petit on s’habitue à moi et à mes monologues dans les couloirs et parfois j’ai même droit à un petit bonjour.

14 mai 1985

Je reçois ma première note de service " disciplinaire ", beaucoup d’autres vont suivre. Elle n’arrivait pas en recommandée, donc ce n’était pas encore trop grave.

 

25 juin 1985

Bernardin et Lova Moor, la danseuse vedette du Crazy, se marient. Invitation pour tout le Crazy (par une note de service) et fête à Louveciennes avec champagne, toutes les filles du Crazy, Line Renaud et quelques autres survivants du " Tout Paris ". On a bien rigolé cette nuit-là….

 1986 

R.A.S mon travail devient peut être un peu trop la routine, c’est toujours le danger des longs contrats. Dans ce cas là, je me faisais engueulé par le patron, cela me stimulait un peu, et je travaillais mieux. Lentement je commence à comprendre le succès mondial des ce cabaret. C’est un mélange. Tout d’abord il y a l’érotisme. Jamais vulgaire, toujours très suggestif et extrêmement mystérieux. Une très forte dose de folie, soit dans les tableaux " maison ", soit dans les numéros de variétés. Quand je pense à George Carl, Jo Jac, et Jonny, Carazini, Chaze Chase, Roger et Milo, et plein d’autres, je crois qu’aucun d’entre nous n’est tout à fait normal… Ajoutez à cela une publicité bien faite, et une rigueur comme dans une centrale nucléaire, pas celle de Tchernobyl bien sûr. Tout cela bien coordonné par un supervisor féroce mais hypersensible, et vous ouvrirez votre Crazy Horse à vous. Mais vous aurez trente huit ans de retard car le Crazy marche depuis trente huit ans. Et cela sans un jour de relâche.

23 mai 1987

Naissance de mon fils. Ce n’est pas directement en rapport avec le Crazy Horse, mais comme Christa venait presque tous les jours pendant sa grossesse pour m’aider dans les coulisses, elle était devenue la chouchou des danseuses. Plus que moi, et j’en été jaloux. Pendant neuf mois, mon fils fut tripoté par plus de beautés que tout un régiment pendant toute une vie…Mémorable fête au Bar des Théâtres après le spectacle pour tout le Crazy Horse, ce qui est une chose rare pour ne pas dire unique. On a bien ri cette nuit là aussi…Et la vie continue.

31 décembre 1988

Finalement, c’est ma dernière représentation, le Crazy va fermer pour travaux, et je quitte cet endroit ou j’ai passé quatre ans de ma vie. Je laisse derrière moi pas mal d’amis, beaucoup de souvenirs drôles, émouvants ou même tristes. Le bilan ? Positif : une super réputation dans le métier, deux mini dépressions nerveuses, 200 briques de gagnées (et dépensées…). Mais ce qui reste mon meilleur souvenir : des dizaines de milliers d’éclats de rire dans un endroit unique au monde, une joie que j’ai partagée avec environ 726738 spectateurs et que personne, même pas le fisc, ne peut me prendre. Ciao Crazy !

" Journal intime " 1984-1988

Otto Wessely